Publié le : 16 juillet 202018 mins de lecture

1. De la définition de l’organisation formelle à la mise à jour des risques sur l’organisation 

 » La performance d’une entreprise se mesure aux résultats qu’elle a réussi a atteindre, un point c’est tout. »

Ce constat trivial, énoncé par un responsable national d’une très grande entreprise française, sert néanmoins souvent de point de départ à l’activité d’organiser. En effet, en un premier sens, organiser consiste à définir un objectif et à mettre en œuvre les moyens pour y parvenir. Pour atteindre le résultat qu’elle s’est fixé, toute entreprise cherche donc à rationaliser ses ressources internes en spécifiant des règles de fonctionnement, des procédures, des règlements… bref, tout un dispositif susceptible de structurer les activités professionnelles qui se déroulent en son sein. Autrement dit, pour arriver à leurs fins, les industriels cherchent à « mettre en ordre » l’ensemble des actions de travail selon un plan défini a priori et garantissant de façon optimale l’atteinte des résultats escomptés. Organiser reviendrait alors à « faire faire des choses » étant entendu que les principes et les méthodes qui gouvernent les actions de travail font l’objet de « choix préliminaires », c’est-à-dire de décisions d’organisation préalables (Simon, 1983).

A partir de cette première définition, la nature des risques qui pèsent sur l’organisation apparaissent plus clairement : le risque concerne tout événement, tout dysfonctionnement susceptible de provoquer un écart significatif entre un objectif assigné à l’organisation et la réponse effectivement mise en œuvre par celle-ci.

Quelle est la nature de tels risques ? Quelles sont les sources d’écart possibles ? L’analyse de la nature des risques dans l’organisation (2) et de leur origine (3) permet de mieux comprendre en quoi l’organisation en tant qu’outil de maîtrise des risques industriels est aussi en lui-même un processus porteur de risques.

2. Le risque dans l’entreprise : risque technique et risque organisationnel

Un premier type de risques industriels renvoie bien entendu aux risques techniques, c’est-à-dire ceux qui découlent des potentialités négatives (pollutions, radiations) ou de la rupture des installations techniques. Ils ne concernent pas seulement l’industrie nucléaire, chimique, ou liée au génie génétique mais aussi l’ensemble des entreprises où la menace technique est moins spectaculaire et se résume souvent à des dysfonctionnements ou des pannes. Les évolutions récentes des systèmes de production et d’exploitation concourent aujourd’hui à donner à ces risques « ordinaires » à la fois plus de poids et d’impact. Plus de poids parce que les progrès réalisés en terme de fiabilisation des machines – grâce notamment aux évolutions des techniques et aux actions de maintenance préventive des installations – ont tendance à raréfier ce type d’incident récurrent mais relativement « banal ». Les pannes, quand elles surviennent, sont souvent désormais irrésistibles, imprévisibles, ou pour reprendre les termes d’un technicien lors d’une de nos investigations : « ça arrive beaucoup moins, mais quand ça arrive, c’est beaucoup plus compliqué et destructeur« . Plus d’impact ensuite parce que les évolutions des organisations vont vers des systèmes plus intégrés : l’attention ne se fixe plus sur les opérations une à une, ni sur leur vitesse unitaire ; elle se concentre sur le fonctionnement d’ensemble du processus. La performance du système technique intégré s’appréhende économiquement de manière globale : en conséquence, elle se révèle très sensible à toute perturbation locale. La contrepartie du mouvement d’intégration est donc un mouvement de propagation de l’incident : le local est en relation directe et quasi immédiate avec le global.

Une autre perspective conduit à appréhender les risques dans l’organisation non pas comme des donnés mais comme des « construits ». Sans chercher à opposer une conception exclusivement scientifique et technique à une conception exclusivement sociologique en termes de perceptions et de représentations, le risque ne peut se réduire à un dysfonctionnement touchant exclusivement l’architecture technique du système productif, tout simplement parce que l’exploitation de celui-ci passe par des agencements composites qui lient « les hommes et les machines » (Dodier, 1995) selon des interdépendances complexes. En effet, une bonne partie du mouvement d’automatisation industrielle, déjà initié en France dans les années 1950, peut être interprété comme l’accompagnement d’une certaine intégration technique visant à réguler (automatiquement) les processus de production. Or, ce développement de la technique dans l’ensemble des univers de travail a pour corollaire une « montée de l’événement » : la technologie moderne – très sûre et performante par certains côtés – bute toujours davantage sur sa propre complexité. Désormais, le travail est donc de moins en moins en action directe sur la matière mais correspond de plus en plus à une surveillance, réparation et supervision de machines qui ont vocation de marcher seules. En contrepartie de la dynamique technique, une activité professionnelle se développe, celle des réparateurs ou « gestionnaires de l’événement » autour desquels une organisation censée assurer la maîtrise des risques est mise en place. Dès lors, le risque, même s’il est initialement circonscrit à des défaillances techniques, joue presque immédiatement sur des composantes organisationnelles – collectifs établis ou réseaux d’acteurs – qui placent le risque au cœur du social.

Le risque dans l’organisation est donc une notion « à géométrie sociale variable » (Duclos, 1991) : il est celui de la catastrophe, de l’accident technique, mais aussi celui du conflit, du sentiment d’inutilité ou de déqualification que peuvent entraîner des process censés éviter l’accident. C’est à cette seconde catégorie de risques endogènes à l’organisation, les risques organisationnels, que la sociologie s’intéresse généralement. Nous y consacrons actuellement nos analyses, notamment à travers l’étude de deux activités concrètes et complémentaires de gestion des risques de rupture de grands systèmes de télécommunication : la maintenance (de Terssac, Boissières, Gauzin, 1998) et la supervision des réseaux (Boissières, de Terssac, 1999-1). Ces travaux – mais aussi ceux menés sur ces mêmes activités de travail dans d’autres domaines industriels – mettent en évidence des risques de deux types. D’un côté, à l’intérieur des collectifs (notamment des agents de maintenance), la remise en cause de la légitimité et de l’identité du groupe peut conduire à des comportements spécifiques, individuels ou collectifs, générateurs de crises (mouvements revendicatifs, lassitude, fermeture des groupes sur eux-mêmes…). D’un autre côté, la nécessaire implication d’autres acteurs ou groupes d’acteurs (superviseurs, contrôleurs…) dans le traitement des risques techniques, peut brouiller le processus de traitement des problèmes quand les coopérations au sein du réseau d’acteurs sont problématiques (concurrences, conflits de pouvoir, référentiels de travail différents).

Comment expliquer l’existence de tels risques pesant sur des organisations justement censées les maîtriser ? 

3. Le risque organisationnel : erreur humaine ou erreur systémique ?

L’analyse des sources du risque organisationnel s’attarde généralement sur les erreurs ou les comportements contre performants qui découlent de la responsabilité d’un opérateur ou d’un collectif. Au premier, on reprochera souvent sa négligence ou sa méprise face à un problème ou une information qu’il devait pourtant prendre en compte. Aux autres, on imputera des résultats décevants au fait que leurs pratiques de travail s’écartent des schémas d’organisation préconisés et censés permettre l’atteinte des objectifs.

Ce faisant, on oublie trop souvent que les pratiques déviantes ou les conflits entre collectifs peuvent aussi être le signal d’erreurs systémiques : celles dont l’origine ou la responsabilité incombe à la manière dont un système a été conçu. Les opérateurs développent des conflits ou des actions en dehors du cadre parce que celui-ci présente des incohérences et les met en situation de concurrence. Dit autrement, l’activité d’organiser telle que nous l’avons définie, c’est-à-dire comme une structuration formelle des activités professionnelles, est productrice en elle même de risques.

– D’abord parce qu’elle est toujours limitée : les règles formelles sont incomplètes tout simplement parce qu’elles ne peuvent tout prévoir. De même, elles sont parfois incohérentes avec le contexte parce que le recours constant aux mêmes modes de fonctionnement (formalisation par la règle, mais aussi centralisation des décisions ou spécialisation des tâches) fait qu’à des problèmes de différente nature, l’organisation alloue des réponses toujours de même type. Or, le contexte est porteur d’événement, d’imprévus que les règles invariantes ne peuvent maîtriser.

– Ensuite, parce qu’elle est productrice d’un double conflit : cognitif et de relation de travail.

D’un côté, la définition de processus de maîtrise du risque traverse souvent des collectifs différents qui doivent coopérer et mettre en commun leur diagnostic. Or, ces groupes ne possèdent pas toujours les mêmes connaissances, les mêmes référentiels de travail et ont donc du mal à se comprendre : il existe bien une rupture cognitive (de Terssac, Boissières, Gauzin, 1998) entre les collectifs qui grippe le processus de maîtrise du risque.

D’un autre côté, les critères d’organisation peuvent être contradictoires entre eux et générer en conséquence des actions conflictuelles entre les collectifs de travail. Par exemple, l’analyse de la structuration des groupes de supervision des réseaux de télécommunication (Boissières, de Terssac, 1999-2) selon trois critères (domaine de responsabilité, domaine d’intervention et espace de compétence) met en évidence que si ces critères semblent parfaitement rationnels pris séparément, leur combinaison pratique dans le travail crée des tensions entre les différents niveaux de décision. 

4. L’activité d’organiser : une articulation entre règles formelles et expérience professionnelle.

Ces constatations de terrain nous amènent à nuancer fortement la première définition que nous avons donnée de l’organisation. L’activité d’organiser ne s’arrête pas avec la définition a priori du cadre des activités professionnelles, même dans le cas d’industries à risque.

Certes, la notion de risque nous place d’emblée dans une représentation du temps qui mise sur l’anticipation : le risque est la définition « ex ante » de ce qui, se réalisant, prend le nom de crise ou d’erreur « ex post ». Pour autant, le thème de la robustesse organisationnelle face à des opérations complexes et porteuses de risques conduit à mettre en cause l’idée qu’elle puisse découler de la seule capacité d’un modèle anticipatoire, ne présentant aucune ambiguïté structurelle et déclinant une approche exhaustive des problèmes, des procédures. L’environnement est par nature inconstant, incertain, imprévisible dans la succession des événements. La fiabilité ne naît pas de l’invariance organisationnelle. Elle suppose de l’élasticité pour répondre à un fait universel : la surprise. Une théorie sociologique de l’organisation doit ainsi être construite à partir de cette exigence (Thoenig, 1995).

En effet – et pour reprendre les termes de ce responsable industriel cité en introduction – il ne faut pas oublier que ce qui détermine la performance d’une organisation, ce n’est pas la définition du cadre des activités professionnelles mais bien en dernière instance l’action de travail réellement mise en œuvre. Une structure technique et organisationnelle peut être conçue selon une logique irréprochable, elle ne sera véritablement efficace que si les opérateurs acceptent de s’y soumettre : en ce sens, elle dépend toujours de facteurs socio-logiques.

Autrement dit, la définition du cadre des actions autorisées ne garantit pas que ces activités ce déroulent dans le cadre. Il n’est pas une recherche dans le domaine des sciences sociales portant sur l’analyse des systèmes de travail qui n’aboutisse au constat d’un écart entre d’un côté, les pratiques professionnelles et de l’autre, les schémas d’organisation préconisés. Les faits sont là : les règles de sécurité ne sont pas toujours respectées, les délais sont parfois remis en cause, les budgets sont dépassés, les règlements ne sont pas mis en œuvre, les directives venant  » d’en haut  » sont interprétées, les procédures sont adaptées, les instructions sont redéfinies, les critères de qualité sont interprétés, discutés, voire redéfinis. Les industries de pointe à hauts risques n’échappent pas à cette constatation : des travaux dans le nucléaire par exemple (de Terssac, 1992), montrent que même dans ces univers de travail où l’on aurait pu a priori penser trouver des situations formellement mieux réglées, où la place serait moins grande pour les incertitudes, le « jeu autour des règles », si coutumier aux salariés n’est pas moins ouvert qu’à l’ordinaire. Là aussi, des arrangements tacites entre opérateurs, des « règles non écrites », des pratiques informelles voient le jour.

Plus encore, les travaux menés par les sociologues des organisations ou du travail mettent en évidence que la transgression des règles formelles ne peut s’apparenter à des risques qui pèseraient sur le bon déroulement du système productif mais plutôt à une autre source d’organisation, complémentaire et portée par les agents. En ce sens, l’informel complète les lacunes du formel.

Les déviations ne sont donc pas des imperfections à corriger ou la cause des périls industriels mais une ressource essentielle pour la maîtrise des risques induits par des dispositifs hypercomplexes. 

En conclusion, l’activité d’organiser dépasse le simple cadrage des activités de travail. Elle est portée par les opérateurs tout autant que par ceux qui conçoivent le système. La maîtrise des risques passe donc par l’acceptation de certaines pratiques informelles, considérées non comme des risques à éliminer mais comme des expériences. L’organisation maîtrisera d’autant mieux ses risques qu’elle saura apprendre de ces expériences : elle corrigera ses erreurs, non pas en punissant ses membres mais en modifiant le cadre qu’elle mobilise pour l’action. 

Annexe méthodologique

Notre hypothèse centrale est que la maîtrise des événements et des risques dépend de la qualité du couplage entre les actions courantes et le cadre préalablement défini.

Pour l’expliciter, nous proposons un cadre d’analyse sociologique visant d’une part, à mettre à jour les relations entre les activités professionnelles développées et les décisions définissant le cadre des actions autorisées ; et d’autre part, à identifier et à évaluer l’importance des tensions ou des conflits entre ces deux entités.

Par activités professionnelles, nous entendons les accomplissements réalisés par des collectifs en vue d’un certain résultat et dans des conditions données. Les activités professionnelles comprennent six composantes qu’il s’agit d’expliciter :

  • la maîtrise des dispositifs techniques,
  • la gestion des tâches programmées et des événements,
  • la planification de ces activités dans le temps et dans l’espace (physique et virtuel)
  • la structuration des collectifs en fonction de la polyvalence pratiquée
  • l’importance des aspects identitaires (formation, statut et position hiérarchique)
  • les cultures professionnelles et les formes de contrat qui lient l’employeur aux salariés.

Par cadre des activités professionnelles, nous entendons essentiellement les décisions touchant :

  • la définition des domaines d’activités professionnelles : leur répartition territoriale, fonctionnelle, hiérarchique…
  • les modalités de coordination entre ces territoires du point de vue de ses composantes (structure d’autorité, de communication, de formation) mais aussi au travers de ses articulations de niveau (global/local) ou de sens (ascendant/descendant).

En résumé, notre méthodologie consiste à identifier d’une part les composantes des activités professionnelles et d’autre part les composantes organisationnelles définissant le cadre des actions autorisées au travers de règles et de contrainte. 

A cette fin, les méthodes retenues sont complémentaires et principalement de 3 types :

  • des entretiens cliniques pour comprendre le travail tel qu’il est défini et attendu ou tel qu’il est réalisé,
  • des démarches d’observation participante : il s’agit de noter en direct dans un journal de bord tous les faits qui se déroulent au cours du travail,
  • enfin, l’étude des traces écrites pour suivre à la trace ce qui est retenu du travail réalisé, mais aussi ce qui est demandé.

Bibliographie :

BOISSIERES (I.), de TERSSAC (G.), 1999-1, La robustesse organisationnelle, Rapport d’étude, France Télécom / CERTOP-CNRS.

BOISSIERES (I.), de TERSSAC (G.), 1999-2, Organizational conflicts in Safety Interventions, 17th International Workshop  » New Technologies and Work « , Bad Homburg (Allemagne).

De TERSSAC (G.), BOISSIERES (I.), GAUZIN (N.), 1998, Gestion des activités de maintenance, Rapport final d’étude, France Télécom / CERTOP-CNRS.

DE TERSSAC (G.), Autonomie dans le travail, Paris, PUF.

DUCLOS (D.), 1991, L’homme face au risque technique, Paris, L’Harmattan.

SIMON : (H.A.), 1983 (1ère pub., 1947) , Administration et processus de décision, trad. fr., Paris, Economica.THOENIG (J.-C.), 1995, Erreurs organisationnelles et risques systémiques, Programme CNRS Risques Collectifs et Situations de Crise, Actes de la deuxième séance.